Il y a quelque chose que je trouve si beau et puissant dans ces périodes de transition, dans cet entre-deux…
Ce besoin de nommer les choses
Trèfle rouge, monarde, armoise, mélilot…
Je marche et reconnais tant de plantes alliées autour de moi.
Je suis contente de les voir, je les salue. Je connais leurs noms. Ceux qu’on leur a donné.
Puis je découvre une plante que je ne connais pas. Je sors mon livre d’identification et je le trouve, son nom. Celui qu’on lui a donné.
False Dragonhead en anglais, ou Obedient plant.
Il y a un peu d’histoire dans ces noms-là, un peu d’image, d’imaginaire et de poésie.
Je voyage et je compare.
“Fausse tête de dragon”, parce que sa fleur ressemblerait à une tête de dragon, mais il y a déjà une plante qu’on appelle comme ça. Donc celle-ci sera la fausse.
Obedient plant, “plante obéissante”, car lorsqu’on bouge sa fleur, elle garde la position qu’on lui donne. Elle obéit.
Son nom français? “Physostégie de Virginie”. Il est modelé sur son nom latin, Physostegia virginiana.
Physostégie de Virginie (Physostegia virginiana) – Voyez-vous une tête de dragon?
C’est pratique de connaître les noms français, car souvent ça nous permet de retenir le nom latin. C’est utile de connaître les noms anglais, car souvent ils nous donnent des indications sur à quoi ressemble la plante, ou à quoi elle sert, quelle partie on utilise. “Gravel root”* (“racine de gravier”), on utilise la racine de cette plante pour les pierres aux reins. “Motherwort”** (“plante de maman”), la plante utile pour les mamans. “Butter-and-eggs”***, (“beurre et œufs”) la plante aux fleurs jaunes, oranges et blanches!
Ces noms qui permettent de nommer, parfois de rêver un peu, de connaître, ne nous éloignent-ils pas aussi parfois (souvent) de l’expérience du moment présent? Ne nous limitent-ils pas à une perception réductive de ce qui se trouve en face de nous?
Lorsqu’on nomme, ne perds t-on pas un peu de la magie de la découverte, de l’émerveillement?
Car quand je regarde quelque chose pour la première fois, je vois vraiment, avec mon être, avec mon cœur, avec mes yeux d’enfants ; ceux qui ne sont pas programmés, ceux qui découvrent et s’émerveillent de la vie et du vivant. Ceux qui ne jugent pas. Ceux qui ne nomment pas?
Mais lorsque je connais est-ce que je regarde?
Est-ce que j’observe avec tous mes sens, est-ce que je vis dans le présent?
Nommer c’est passer de son cœur à sa tête en moins d’un instant. Et ça peut prendre une vie de faire la route inverse : de la tête au cœur, ce chemin le plus court, et pourtant le plus long à parcourir…
Alors comment continuer à nommer, à communiquer, à jouer avec la magie des mots, à transmettre, à partager?
Comment le faire en restant dans mon corps, dans mon cœur et dans mon être? Comment savoir quand le mental me nuit et quand il me sert?
J’apprends, je désapprends, j’observe. Je deviens cette conscience qui voit les choses s’opérer en moi. Je prends l’espace et la distance de me voir faire. Et j’accepte, sans jugement, les schémas et mécanismes avec lesquels j’ai grandi et évolué. Je les accueille avec bienveillance. Je respire lentement.
Et là dans cet espace et cette plénitude, je suis capable de nommer sans m’attacher aux mots. Ils sont présents comme sont présents mes sens. Tous ont leur place et leur importance.
Je peux nommer une plante et continuer à la voir vraiment.
* Eupatoire pourpre (Eupatorium purpureum) – Gravel root en anglais
** Agripaume (Leonurus cardiaca) – Motherwort en anglais
*** Linaire commune (Linaria vulgaris) – Butter-and-eggs en anglais
Chère Aurélie
Je ressens la même chose dans les musées où je (nous) passe beaucoup trop de temps à lire le nom de l’auteur le titre de l’œuvre et la date de sa réalisation au détriment du temps de mon regard et de l’appréciation proprement dite: je sens que cette lecture des noms me volent mon impression première! Je déguste moins et moins longtemps!
Sensations très souvent répétées. Alors l’habItude et le culte de nommer les choses parasiterait les sensations premières devant toute merveille?